« La petite suceuse de doigt » de Patrick Katchawatou (Prémière partie)

© Sokey Edorh

Ce soir là, il faisait noir. Pour une fois, la clochette de l’église ne sonna pas ses douze coups habituels. Anita se demanda si les femmes de la miséricorde avaient toutes à la fois, oublié de louer leur seigneur cet après midi. Le ciel assombrit par de gros nuages ne donnait évidemment pas envie de mettre le nez dehors. Elles s’étaient sûrement résignées à rester chez elles et se réchauffer autour d’un foyer qu’elles avaient allumé pour la circonstance. Le téléphone sonna et arracha Anita de ses pensées. C’était un numéro inconnu, et elle n’avait aucune intention de parler ce soir à quelqu’un qui masquait son numéro pour ne pas se faire identifier. Elle regarda longuement son portable vibrer et elle se retourna dans son grand lit, à travers ses draps froissés et se mit à pleurer. Anita en avait marre de ressasser la même chose depuis des heures sans que personne ne lui dise ce qu’il fallait faire.

La veille, au petit matin, elle s’était levée comme tous les jours au son de la clochette de l’église de la sainte miséricorde et s’était mise à table pour lire ses cours. Elle avait ensuite entendu ses parents quitter la petite maison pour la messe matinale. Et Gloria la domestique faisait du bruit à la cuisine, sûrement pour se préparer un petit plat avec le reste du repas de la veille. Anita avait bien envie, elle aussi, de manger quelque chose avant de se plonger dans ses cahiers, mais elle n’avait aucune envie de descendre les escaliers menant à la cuisine. Elle trouvait cet effort pénible et se résigna finalement à rester à table pour étudier.

Le cours d’anglais qu’elle avait devant elle était volumineux. Il était tellement grand que, pour l’assimiler en un jour, Anita avait préféré traiter les différents sujets de devoirs que monsieur Gothar, le professeur d’anglais avait donné tout le long de l’année. Elle était sûre qu’à force de chercher dans le cahier les réponses aux questions qu’elle ne comprenait pas, elle apprendrait facilement son cours d’anglais.

Le jour se levait petit à petit sur la petite bourgade de Saint Denis, et Anita devant son premier sujet à traiter mesurait la grandeur de sa tâche. Cela faisait bientôt une heure qu’elle s’était mise à table et elle ne savait toujours pas dans quel chapitre trouver les réponses aux questions de son sujet. Elle s’en lassa et pensa changer de matière. Elle jeta un coup d’œil à sa montre sur la table et retourna se coucher. Elle n’avait subitement plus envie de travailler. Elle avait une drôle de sensation et un creux dans le ventre. Elle avait faim. C’est alors qu’elle se souvint qu’elle avait des biscuits dans son sac et se décida enfin à aller chercher un verre de jus de fruits au salon. Anita descendit un à un les escaliers, se versa un bon jus d’orange frais dans un verre et remonta dans sa chambre chercher ses biscuits pour clamer les jérémiades de son ventre. Assise sur son lit, elle goutta à son jus de fruits et le trouva trop sucré. Elle en but une gorgée et posa le verre sur la table à côté de ses cahiers. Les biscuits trop salés à son goût ne l’intéressaient non plus. Elle fut soudainement prise d’une envie de vomir. Elle se précipita dans la salle de bain et vomit ce qu’elle venait d’avaler. Après, Anita tint le lit toute la journée. Les médicaments que sa maman la pria de prendre la soulagèrent un tout petit peu, mais ne lui donnèrent pas la force nécessaire de sortir et d’aller bosser ses cours en travail de groupe avec ses camarades de lycée.
Le lendemain, Anita se réveilla mieux.

Elle se sentait bien et en pleine forme. Quand elle descendit du lit, elle alluma son portable et constata qu’elle avait eu trois appels en absence. Ils venaient tous de Jath. Elle essaya alors de le rappeler, mais son téléphone était éteint. Il la rappellerait de toutes les façons, se dit-elle. Elle posa son téléphone sur la table et eut une nausée, qu’elle retint non sans effort, avant de se ruer sur les toilettes pour libérer son ventre. Elle était encore aux toilettes quand elle entendit sa maman frapper à sa porte. Elle sursauta, prit peur, revint précipitamment dans sa chambre, mit de l’ordre dans ses cheveux, puis ouvrit la porte. Celle-ci n’alla pas par quatre chemins. Elle demanda :

• Qu’est-ce que tu faisais encore aux toilettes ? tu vomis toujours, ma fille ?
Anita regarda sa maman et acquiesça de la tête.
• Qu’est-ce qui ne va pas ? on devra aller voir un médecin si cela continue. Tu n’as rien mangé de toute la journée d’hier et tes vomissements ne cessent toujours pas. Je crois que tu devras aller te faire consulter chez le docteur Mayor.
• Anita fit la moue et disparut dans sa chambre, laissant penaud sa maman à la porte.

Encore une matinée de passée dans sa chambre à coucher sur son grand lit, un nouveau testament ouvert sur la poitrine; un calendrier et un stylo en main comme pour conjurer le sort qu’on lui avait jeté. Elle n’avait rien compris depuis la veille quand elle se sentit bizarre et faible. Maintenant elle avait des doutes et se demandait si Jath allait l’appeler avant la tombée de la nuit. Elle ne connaissait pas ces choses là, ne savait pas comment cela arrivait, mais elle avait maintenant peur. Elle se demandait s’il n’était pas entrain de lui arriver quelque chose d’injuste.

Anita était une fille à papa. Elle n’avait que seize ans et était en classe de terminale au lycée J.J. de la bourgade de Saint Denis. Depuis toute petite, elle a connu Jath et s’était liée d’une grande amitié avec lui. Ses parents étaient de modestes personnes, pieuses et très attachés à elle, l’unique enfant que Dieu avait pu d’ailleurs leur donner après quatorze ans de mariage. Papa était prof au lycée J.J. de Saint Denis et maman, journaliste blogueuse.

Anita et Jath se fréquentaient depuis des années et cela ne posa aucun problème aux parents des deux enfants. Jath était un peu plus âgé. Il avait dix huit ans et faisait une école préparatoire à l’université Petit Denis. Depuis bien longtemps, Jath et Anita s’aimaient d’un amour juvénile et désintéressé. Ils se becquetaient tout le temps dans la chambre d’Anita ou dans le jardin derrière la petite bâtisse, loin de tous les regards. Il y a un mois, alors que les parents d’Anita étaient en voyage en Afrique du Sud pour fêter leurs trente ans de mariage, Anita fit venir Jath à la maison et passa avec le jeune homme sa vraie première nuit d’amoureuse. Dans son grand lit au baldaquin, elle se laissa aux caresses et au savoir faire de Jath. Le garçon lui fit l’amour et réveilla en elle des hormones dormantes qui n’en réclamaient que davantage. Pendant trois jours, ils se livrèrent à des parties de jambes en l’air, de baisers et d’amour sans se soucier de Gloria, la domestique qui, était obligée malgré elle de rester sous la grande télé au salon pour assouvir aux désirs du jeune couple. Ils prenaient plaisirs à commander à tout moment du jus de fruits et de la nourriture qu’ils dégustaient dans la chambre d’Anita, tous nus et dans un parfum de fichtre et de foutre. Un mois avait passé. Mais Anita rêvait toutes les nuits, jouissant dans les bras de ce garçon à qui elle était prête à se donner tous les jours.

Depuis une semaine elle n’avait plus de nouvelles de Jath. Quoi de plus normal. Les parents étaient revenus depuis et Anita préparait son examen de fin d’année. Elle ne pensait désormais qu’à une seule chose, finir vite ses examens et se retrouver avec Jath pour des vacances inoubliables.

Ce soir là, le ciel avait assombri la bourgade de Saint Denis et la clochette de la petite église ne sonna pas ses douze coups habituels. Anita pleurait seul dans sa chambre, son téléphone portable en main, écoutant la sonnerie finir et recommencer. Elle n’avait aucune envie de parler à un inconnu. Elle regarda autour d’elle et se sentit seule au monde. Elle fit un ultime effort pour se lever, regarda son téléphone, s’éclaircit la gorge et décrocha.
• Allo !! dit-elle.
• Oui allo !! la petite suceuse de doigt, ça va ?
La voix lui parvint très loin, avec un écho.
• Ça va ma puce ? lui demanda cette petite voix étrange.
Elle lui disait quelque chose, cette voix. Elle ressemblait à une voix qu’elle connaissait très bien. Mais pourquoi avait-il masqué son numéro ? Elle ne comprenait rien.
• Oui allo !! c’est qui ? parvint-elle à dire.
• C’est moi mon bébé. C’est Jath. Je t’appelle du Kansas. Je viens juste d’arriver. Je n’ai pas pu te joindre quand j’étais à l’aéroport pour te dire au revoir. Je crois que tu dormais encore quand je t’ai appelé. Allo !! allo !! t’es là ma puce ?

Anita était bien là. Elle n’avait tout simplement plus de force pour parler. Elle l’écoutait, très loin comme si elle écoutait sa propre voix, murmurer des adieux dans une des chansons qu’elle fredonnait sous sa douche le soir au coucher du soleil. Elle laissa tomber son téléphone sur son grand lit et se recoucha le pouce dans la bouche comme pour une tétine douce à la menthe…

A suivre…

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